Version française
INTERVIEW DE VIC OLSEN RÉALISÉE PAR RENATE VÖLKER.
Renata Völker : Tout d'abord, pourquoi réunir un programme de jazz et de musique classique sur le même CD ?
Vic Olsen : Votre question se réfère probablement au fait que, Keith Jarrett étant connu pour ses performances de jazzman, sa musique est souvent considérée comme du jazz. On pourrait débattre longtemps pour déterminer si les grands concerts de piano solo improvisés de Keith Jarrett sont ou ne sont pas du jazz. Je pense que cette question n'a pas vraiment de sens. En fait, je ne l'entends pas comme du jazz. Pour moi, musicien de culture classique, cette musique s'inscrit dans une dimension beaucoup plus universelle.
RV : L’improvisation est pourtant bien un procédé utilisé par les musiciens de jazz?
VO : Cette question de l'improvisation est très intéressante. D'abord, il faut rappeler que l'improvisation a eu, de tous temps, une très grande importance, que ce soit à l'époque baroque, classique ou romantique. Bach, Beethoven, Chopin, Liszt, pour ne citer qu'eux, étaient de très grands instrumentistes et de très grands improvisateurs. De leur vivant, ils se sont fait connaître autant pour leurs qualités d'improvisateurs que de compositeurs. Cette tradition de l'improvisation est encore très vivante chez les organistes. Il existe, aujourd'hui, des concours internationaux d'improvisation pour orgue ou pour piano, basés sur les éléments de langage de la musique contemporaine. Vous voyez donc que, quelques soient les époques, et bien avant le jazz, les musiciens ont toujours improvisé.
Pour en revenir à Keith Jarrett, ce qui est subjuguant sur le plan de la création musicale, c'est que l'improvisation, la composition et l'interprétation se confondent dans la même action et dans le même instant. En fait, je considère que ses concerts de piano solo improvisés sont de véritables compositions « en temps réel » parfaitement achevées. Peut-être faut-il être pianiste pour mesurer à quel point la trame pianistique est élaborée, complexe et innovante ?
Le Concert de Bregenz est une musique qui, de toute évidence, n'aurait pas pu être composée par écrit. Elle est trop spontanée, trop libre, trop incandescente et même, trop surprenante. Si on considère la beauté et la perfection des idées ainsi que la logique inouïe avec laquelle les périodes s'interpénètrent et se succèdent, il est difficilement concevable, pour nos esprits rationnels, que cette musique ait pu être improvisée. Pourtant, c’est bien le cas !...
RV : Pourquoi avoir choisi ce concert en particulier ?
VO : Pour moi, le Concert de Bregenz est un chef d'œuvre. Que cette musique soit improvisée ou élaborée à partir d'une partition écrite m'importe peu. Ce qui est fondamental, c'est la musique elle-même. Seule L’Œuvre compte. Le fait même de rejouer cette musique lui permet de quitter son statut de « happening » rattaché à un contexte événementiel. Elle devient une œuvre autonome à part entière. C'est cela que je souhaite montrer et c'est cela qui m'a décidé à l'enregistrer. J'aimerais susciter l'envie, chez les pianistes, de mettre cette musique à leur répertoire, aux côtés des plus belles compositions des Maîtres de la Musique. Cela supposait donc de choisir un concert accessible musicalement et intellectuellement.
RV : Vous voulez dire que c'est un enregistrement « militant » ?
VO : Absolument, il existe un certain niveau de revendication dans ma démarche !
Que ce soit bien clair, on ne peut pas reproduire ce qui s'est passé pendant le concert et je ne prétends à aucun moment restituer l'énergie, l'urgence et l'instantanéité ayant permis la création de l’œuvre. Celles-ci appartiennent de droit à son créateur.
Ce que j'ai cherché, et c'est tout le fondement de ma démarche, c'est à convaincre les pianistes, musiciens et mélomanes qu'on peut jouer la musique improvisée de Keith Jarrett sans la trahir, comme une œuvre du répertoire. J'aimerais aussi qu'ils perçoivent la joie intense qu'on éprouve à jouer cette musique, sans pour autant tomber dans le travers de l'imitation. Bien sûr, la déclamation très typée et les tournures très caractéristiques de cette musique sont incontournables puisqu'elles sont constitutives du style. Mais, il est possible de jouer cette musique avec sa propre respiration et sa personnalité, bien à soi, sans aucune démarche d'imitation.
Doit-on nécessairement avoir souffert comme Beethoven lorsqu'il a composé telle sonate ou tel concerto pour gagner le droit de jouer l'œuvre ? Tous les grands témoins de l'époque, Liszt y compris, nous disent que personne ne jouait mieux sa musique que Chopin lui-même. Doit-on pour autant considérer que tous les artistes qui ont joué sa musique depuis plus de 150 ans n'en avait ni le droit, ni la légitimité ? En la rejouant, j'ai la prétention de permettre à la musique de Keith Jarrett d'entrer dans le répertoire universel de la musique.
RV : Qu’est ce qui vous attire dans cette musique ?
VO : Elle me fascine. Elle fait sonner le piano comme aucune autre. Sur le plan émotionnel, la musique pour piano de Keith Jarrett m'a très fortement marqué. Bien sûr, je pourrais vous dire que je suis touché par la beauté des mélodies, ébloui par la maîtrise de la construction, ébahi par le souffle incroyable qui porte le développement des idées en variations ininterrompues et envoûté par l'alchimie des textures sonores. Tout cela est vrai. Mais, par-dessus tout, lorsque je l'écoute, je suis totalement sous son emprise et c'est d'abord dans les tripes que je la ressens et seulement ensuite je la reçois avec l'intellect.
RV : Comment avez-vous travaillé pour cet enregistrement ?
VO : Tout d'abord, il faut laisser à Keith Jarrett ce qui lui appartient. C'est-à-dire que, comme je l'ai mentionné auparavant, il n'est pas question de se prendre pour lui en reproduisant systématiquement et sans discernement tout ce qu'il fait lors d'un concert. Par exemple, lorsqu'il joue, il a coutume de scander le tempo en tapant du pied. Cela n'aurait aucun sens de reproduire cela. De même, les quelques secondes où il joue des percussions dans différentes parties du piano tout en pinçant les cordes, lui appartiennent de manière très intime. D'ordinaire, un pianiste joue en utilisant le clavier du piano, un harpiste en pinçant les cordes de sa harpe et un percussionniste en utilisant des instruments de percussion. Lui, il fait tout en même temps ! C'est son privilège de savoir et de pouvoir le faire. Laissons-le lui...
RV : Vous qualifiez d'Interlude ce moment du concert. Pourquoi le nommer ainsi ?
VO : En fait, il y a quelques années, j'étudiais la partition du concerto pour violon et orchestre d'Henri Dutilleux, « L'Arbre des Songes ». Dutilleux utilise ce terme pour nommer certains épisodes qui structurent sa musique. Il y a déjà longtemps, lorsque j'ai entrepris le travail sur le Concert de Bregenz, j'ai repensé à ce mot, que je trouve très beau, et j'ai trouvé qu'il convenait parfaitement à l'esprit de ce passage. Plus tard, j'ai découvert à l'occasion de la lecture de plusieurs interviews de Keith Jarrett concernant Radiance et « sa nouvelle manière », que lui-même utilisait ce terme pour nommer certaines pièces courtes, improvisées dans un style abstrait et multi-tonal.
RV : Le Concert de Bregenz et la Sonate de Liszt, quels sont les rapports entre ces deux oeuvres ?
VO : Tout d'abord, il faut admettre que la contribution de Keith Jarrett à la création musicale de notre temps est immense et indiscutable et que son Œuvre représente une étape importante dans l'évolution de la musique. Son influence sur les musiciens est considérable. Ce qui fait la force de sa musique, c'est son universalité car elle raconte à elle seule l'Histoire de la musique, l'Histoire de toutes les musiques.
Pour moi, le Concert de Bregenz EST la Sonate de Liszt d'aujourd'hui. Non pas que ces musiques se ressemblent mais, dans leur envergure, dans leur narration épique, dans leur dramaturgie et dans leur développement, leurs messages s'adressent à nous avec la même puissance, la même grandeur, la même noblesse, la même beauté et la même poésie. Elles ont pour effet de nous permettre de nous élever.
Elles sont également semblables en ce qu'elles exigent de la part de l'interprète sur le plan de la psychologie, de l'intellect et de la maîtrise instrumentale.
RV : Et les rapports entre les deux hommes ?
VO : J'en vois un très intéressant. Liszt est l'inventeur du Récital tel que nous le connaissons aujourd'hui, c'est-à-dire un concert assuré par un unique musicien. Auparavant, jusqu'à l'époque romantique, un concert était un moment de musiques variées, jouées et chantées par de nombreux participants. Les pianistes n'y jouaient que des pièces courtes, plutôt décoratives et en très petit nombre, deux ou trois au maximum et pas forcément groupées. Liszt a révolutionné le concert, non seulement en l'incarnant à lui seul mais aussi en étant le premier à présenter des programmes consacrés à un seul compositeur. Il a transformé un simple moment de divertissement en un événement culturel. A l'époque, c'était totalement nouveau.
K.J, lui, a inventé le récital de piano entièrement improvisé. Avant lui, personne ne s'était risqué à monter sur une scène et à s'exposer devant un auditoire durant un concert entier, sans avoir rien préparé ni appris. Les grands pianistes improvisateurs du passé prenaient toujours pour soutien à leurs improvisations des thèmes de chansons populaires ou des airs célèbres d'Opéra ou encore des danses du terroir ; l'humeur du moment, associée au contexte, faisait le reste.
Avec Keith Jarrett, c'est totalement différent et novateur. On se trouve en présence d'un artiste qui ne prémédite rien. Il arrive, s'installe au piano et… le voyage commence. A vrai dire, c'est la démarche inverse du concertiste classique qui pour pouvoir donner un concert doit remplir son cerveau de connaissances. Keith Jarrett, au contraire, dit qu'il doit libérer son esprit pour ne pas censurer sa créativité. Il faut un courage exceptionnel pour oser faire ça !
RV : Comment vous êtes-vous préparé pour cet enregistrement ?
VO : En entretenant la passion ! Le Concert de Bregenz, comme la Sonate de Liszt d'ailleurs, est tellement vaste et profond que si vous n'entretenez pas le feu et ne gardez pas le cap, non seulement vous vous perdez mais vous vous essoufflez rapidement.
Il y a longtemps, j'ai entendu une interview radiophonique du pianiste Alexis Weissenberg. A une question concernant son approche de la musique, il répondait en disant que tout était affaire de « choc » ou de « non choc ». A l'époque, cela m'avait fait sourire. C'était inhabituel qu'un musicien s'exprime avec ces mots là. Néanmoins, c'est resté dans ma mémoire et aujourd'hui, je mesure combien cet artiste avait compris les choses et comment, avec un sens du raccourci incroyable, il avait si bien su les résumer. L'intensité du choc émotionnel que vous recevez à l'écoute d'une musique déterminera votre degré d'engagement à la servir.
RV : Votre préparation a-t-elle été la même pour la Sonate de Liszt ?
VO : Cela fait très longtemps que je porte cette Sonate en moi. C'est une œuvre mythique. Dans la littérature pianistique, elle représente une sorte de Mont Everest. On peut dire que c'est un sommet de l'héroïsme au piano. Ma conception de cette musique a beaucoup évolué au cours du temps. Aujourd'hui, c'est le côté « humain » de la personnalité du compositeur qui m'intéresse plutôt que celui extraverti du virtuose légendaire. Je cherche à mettre en évidence la profondeur de cette musique. Je souhaite avec ardeur en servir la beauté et la grandeur.
Liszt fût un artiste inouï mais aussi un pédagogue très recherché pour sa culture, sa modernité, sa hauteur de vue sur le monde, les arts et la musique. Les meilleurs pianistes de l'époque sollicitaient ses conseils et leurs précieux témoignages nous permettent de nous faire une idée assez précise de sa personnalité artistique ainsi que de ses préférences esthétiques. Ils nous permettent de mieux nous représenter comment Liszt pouvait jouer sa propre musique, quels étaient ses conseils et ses directives pour l'interpréter. Les écrits, témoignages et comptes rendus de master-classes rédigés par certains de ses plus brillants et illustres disciples m'ont beaucoup aidé à affirmer ma conception de cette œuvre qui repose également sur des recherches agogiques approfondies. C'est, à mon sens, une composante fondamentale de l'esthétique d'une interprétation.
RV : On a une image plutôt virtuose et démonstrative de la musique de Liszt.
VO : C'est vrai. Des générations de pianistes ont considéré, sans discernement, qu'il fallait jouer sa musique à l'image des caricatures de l'époque le montrant en train de dompter pianos et auditoires.
Pourtant, lorsque Liszt compose sa Sonate, à Weimar, sa période glorieuse de concertiste super-virtuose est déjà derrière lui. Le manuscrit est daté de 1853, Liszt est alors âgé de 42 ans. Schumann en est le dédicataire. Extrêmement cultivé, épris de philosophie, de littérature et de religion, il est en pleine possession de ses moyens créatifs. Mon point de vue est que cette Sonate est une œuvre de la maturité, une musique profonde et qu'il faut, par conséquent, la jouer avec profondeur.
RV : Vous avez recherché l'authenticité ?
VO : Bien sûr, mais, même si on espère s'en rapprocher, c'est difficile de prétendre y parvenir absolument. Le temps qui nous sépare de celui de Liszt est une distance infranchissable. Mais disons qu'après avoir pris le temps de lire, d'examiner, d'assimiler, de recouper les documents, on peut réussir à reconstituer la personnalité et le style du musicien qu'il devait être.
RV : Musicalement, cela se traduit comment ?
VO : Cette Sonate, dans l'esprit, est une vaste improvisation notée sur le papier. Le jeu « improvisando » est ici vital. Le temps du métronome n'est pas celui du tempo intérieur dont vous avez besoin pour exprimer tout ce qu'il y a à dire dans la musique. Vous pouvez donner mille significations à une phrase musicale selon la manière dont vous l'énoncez. Comme avec les mots, la déclamation et la prosodie sont des composantes essentielles du phrasé, auxquels participent également l'instrument et l'acoustique.
RV : Vous qualifiez cette œuvre d'improvisation. N'est-ce pas plutôt une pièce extrêmement élaborée ?
VO : Vous avez raison, non seulement elle est élaborée de manière savante mais surtout de manière innovante. Cette œuvre se structure en plusieurs parties qui s'enchaînent pour ne former finalement qu'un unique mouvement. Auparavant, chez les classiques et les romantiques, la forme sonate était en 3 ou 4 mouvements distincts et aucune œuvre nommée « sonate » n'avait jusque là montré une telle physionomie. C'était d'une modernité absolue à l'époque. Ca l'est toujours. D'ailleurs aujourd'hui encore, plus d'un siècle et demi après sa composition, elle sert de référence au travail de certains compositeurs actuels. C'est dire …
Pour revenir au jeu « improvisando » si nécessaire à l'interprétation de cette musique, c'est une question d'attitude plutôt que de métrique. Et c'est finalement de cela dont il s'agit réellement. C'est « l'attitude intérieure » que vous adoptez pour ressentir le monde et le traduire qui compte. Mais ce n'est pas pour autant, bien sûr, qu'il s'agit de dilater le tempo dans des proportions qui mettraient l'architecture de l’œuvre en péril.
Dans la Sonate par exemple, les « récitatifs » sont de véritables phrases improvisées et notées sur le papier. Ils agissent comme des agents de liaison entre les idées. Ils ont une importance expressive capitale. L'auditeur doit avoir l'impression que vous êtes en train d'improviser ces phrases à l'instant même où vous les jouez. Ils sont écrits en petites notes sur la partition. Or, la tradition pianistique veut que la musique imprimée en petits caractères se joue comme des cadences rapides et très enlevées ou bien, comme dans le cas de la musique de Chopin, comme de fines guirlandes ondulantes. Pourtant, dans le contexte de la Sonate, je ne peux pas concevoir que ces phrases aient été pensées comme des « traits pianistiques » virtuoses, destinés à être joués vite dans un style « con brio ». Si Liszt pratique l'introspection, c'est bien ici. J'ai donc cherché à exprimer la sublimité de ces chants qui sont parfois ponctués d'accords fortissimo. Ce sont des vocalises qui expriment la souffrance et la douleur humaine. Elles sont comme des suppliques. Je les interprète en les déclamant afin d'en exprimer toute leur beauté sombre qui contraste si vivement avec la lumière de cette musique si extraordinaire.
Lausanne 2012
© Contre Vents & Marées
« Les œuvres d’art, surtout celles de la plus haute dignité, attendent leur interprétation. Qu’il n’y ait rien en elles à interpréter, et qu’elles soient simplement là, supprimerait la ligne de démarcation de l’art. »
Théodore Adorno, in Théorie esthétique
« Autrement dit : aucun produit n’est a priori ou par la seule vertu de son intentionnalité, autre chose qu’un simple produit de consommation. Il devient quelque chose de différent à partir du moment où se déclenche à son sujet l’instinct d’interprétation. A un niveau collectif, cet instinct attribue à l’œuvre, à travers la reproduction et la réflexion critique, une sorte d’existence posthume qui, à travers le temps mais pas uniquement, dépasse la réalité de cette œuvre et l’intention de son créateur. C’est cette « vie seconde » et elle seule, qui fait d’un produit musical une œuvre d’art, en le soustrayant à la logique de la simple consommation. »
Alessandro Baricco
in L’âme de Hegel et les vaches du Winsconsin